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« Et si…? » La crainte liée à l’augmentation d’un risque de cancer n’est pas un préjudice indemnisable justifiant une action collective

Le 12 août 2022, dans l’affaire Palmer v. Teva Canada Ltd., 2022 ONSC 4690, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a rejeté une demande d’autorisation pour exercer une action collective qui visait les fabricants d’un médicament contre l’hypertension artérielle, commercialisé sous le nom de valsartan.

La demande d’autorisation avait été déposée en 2018, quelques jours après que les fabricants du valsartan aient procédé au rappel de plusieurs lots du médicament, suite à leur contamination, au cours de leur fabrication, par deux molécules identifiées comme possiblement cancérigènes.

L’action visait principalement à obtenir, pour le compte de tous les patients canadiens s’étant fait prescrire du valsartan, l’indemnisation des préjudices liés à l’augmentation du risque de développer un cancer. Plus précisément, ils réclamaient l’indemnisation du préjudice psychologique lié à la crainte de développer la maladie suscitée par le rappel du médicament, ainsi que le préjudice économique lié aux divers coûts entraînés par le rappel, tels que les frais de suivi et de contrôle médical que les patients ont ou devront débourser pour s’assurer de ne pas être atteints de cancer.

À l’appui de leur action, les demandeurs invoquaient, entre autres, les règles applicables dans les différentes provinces canadiennes en matière de responsabilité du fabricant, de défaut de sécurité, de produits défectueux et de protection du consommateur.

Bien que le juge Perell réfère pour l’essentiel aux principes de Common Law et à la loi ontarienne, sa décision — qui vise aussi les Québécois traités au valsartan — trouve écho en droit québécois, en particulier quant à la question du caractère hypothétique des dommages allégués.

En effet, en Common Law comme en droit civil, seuls les dommages certains sont indemnisables (art 1611 du Code civil du Québec [CcQ]). L’augmentation du risque qu’un dommage se réalise (ici, le risque de cancer) n’entre pas dans cette catégorie.

Les motifs du juge Perell contiennent une analyse exhaustive pour chacun des fondements juridiques soulevés par les demandeurs. La décision est riche en références et offre une perspective intéressante sur la question du caractère hypothétique du préjudice découlant d’un risque, à la lumière de principes déjà reconnus en jurisprudence. Voici ce que nous retiendrons.

L’augmentation du risque n’est pas un préjudice certain

Faute, dommage et lien de causalité sont les conditions pour engager la responsabilité. Le juge Perell rappelle dans ses motifs que la création d’un risque n’est pas à lui seul une faute susceptible d’engager la responsabilité de celui qui crée le risque (par 165 et ss. de la décision). Il faut que le risque cause effectivement un préjudice.

Ce principe correspond au droit québécois puisque les règles civilistes en matière de responsabilité du fabricant pour produit dangereux (art 1468 CcQ) ou défectueux (art 1728 CcQ) exigent elles aussi l’existence d’un préjudice issu du risque pour être mises en œuvre.

Or, l’augmentation du risque de maladie n’est pas un préjudice certain. La Cour supérieure du Québec l’a d’ailleurs déjà clairement exprimé, dans le contexte d’une action collective : on peut ainsi lire dans la décision Li c. Equifax, 2019 QCCS 4340, sous la plume du juge Donald Bisson, que « le risque de développer un préjudice futur, comme une maladie ou une infection n’est pas un dommage qui peut être compensé en droit québécois. Il s’agit d’un dommage incertain et hypothétique, interdit en vertu de l’article 1611 CcQ et des autorités. Un risque n’est pas un préjudice certain. » (par 29)

La création ou l’augmentation du risque en tant que telles ne donnant pas, à elles seules, ouverture à une action en responsabilité, les demandeurs se devaient de démontrer l’existence d’un préjudice indemnisable, ce à quoi ils ont échoué puisque les préjudices allégués n’étaient pas certains.

La crainte d’un préjudice ne constitue pas un préjudice

Plus précisément, le préjudice psychologique allégué par les demandeurs découlait de l’angoisse créée par le fait d’avoir appris que leur risque d’être atteint de cancer était augmenté pour avoir pris du valsartan contaminé.

Le juge Perell a ici appliqué la solution retenue par la Cour suprême dans l’arrêt Mustapha c. Culligan du Canada Ltée,, 2008 SCC 27, [2008] 2 RCS 114, au paragraphe 190, selon laquelle le préjudice psychologique indemnisable doit dépasser les angoisses et craintes ordinaires que toute personne vivant en société doit régulièrement accepter pour constituer un trouble suffisamment grave et de longue durée.

Or, même si dans le cadre de l’action collective en question, il est envisageable que certaines des personnes traitées par le valsartan aient pu subir ce genre de préjudice psychologique grave, rien dans la demande ne permettait de laisser croire à une généralisation à l’ensemble des membres du groupe d’un tel préjudice.

La simple crainte de subir un préjudice ne constitue donc pas, en soi, un préjudice.

Le risque craint doit être réel et imminent

Quant au préjudice économique, il s’agissait d’obtenir le remboursement du médicament contaminé et des différents soins médicaux engagés et à venir pour contrôler la survenance d’un cancer.

De tels coûts, même futurs, ne sont pas hypothétiques et seraient en principe indemnisables, mais, comme l’explique le juge Perell, encore faut-il que le risque soit réel et imminent.

Sur ce point, l’affaire du valsartan n’est pas sans rappeler l’affaire Zuckerman c. Target Corporation, 2017 QCCS 110, paragraphe 73, où l’action collective avait pourtant été autorisée. Dans cette affaire, à la suite d’un vol de données, les clients des magasins Target avaient dû recourir à des services de surveillance de crédit et mettre en place des systèmes d’alerte en raison des risques de vol d’identité. Ceci n’est pas si différent d’une surveillance médicale en raison d’un risque de maladie.

Cependant, la différence entre l’affaire du vol de données de Target et l’affaire du valsartan réside dans le fait que les demandeurs, dans cette dernière affaire, n’ont pas fondé leur action sur l’existence d’une cause à effet certaine entre le médicament contaminé et le risque de diagnostic de cancer, mais sur une simple augmentation du risque de développer un cancer. À l’inverse, dans l’affaire Target, les demandeurs alléguaient que le risque de vol d’identité n’avait pas seulement été augmenté, mais il avait été créé par le vol de données.

Pour ce qui est du préjudice économique, c’est donc ici le lien de causalité qui est hypothétique. Or, comme pour ce qu’il en est d’un préjudice hypothétique, un lien de causalité hypothétique ne saurait suffire.

Conclusion

Cette décision s’inscrit dans la lignée de la jurisprudence Société des loteries de l’Atlantique c. Babstock, 2020 CSC 19, où la Cour suprême avait rejeté une demande d’autorisation d’action collective pour des motifs similaires. Les demandeurs cherchaient à obtenir réparation de l’augmentation du risque de dépendance et de suicide causé par des jeux vidéo, plutôt que des cas où les jeux vidéo en question auraient effectivement entraîné une dépendance ou un suicide.

En l’absence d’allégation d’un préjudice certain indemnisable, l’action collective recherchée ne représentait pas une cause d’action suffisante pour être autorisée.

D’ailleurs, le juge Perell prend soin de préciser que la situation aurait été différente si l’action collective recherchait l’indemnisation des personnes qui, après avoir pris du valsartan, auraient effectivement été atteintes de cancer. Le risque se serait alors réalisé pour ces personnes et leur préjudice ne serait plus purement hypothétique.

En bref, comme le résume le juge Perell, en matière de responsabilité du fabricant, l’indemnisation n’est possible que pour des dommages concrets causés par le produit défectueux ou dangereux, et non pour l’appréhension abstraite que constitue l’augmentation du risque de cancer (par 11).

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