Bulletins

2 085

Un enregistrement vidéo ou sonore réalisé à l’insu d’une partie est-il admissible en preuve ?

C’est la question à laquelle a répondu la Cour supérieure dans Droit de la famille — 2260, 2022 QCCS 136, un jugement du 18 janvier 2022. Il faut toutefois préciser que l’approche du Tribunal a été influencée par le contexte familial dans lequel ce jugement est rendu. Dans le cadre d’une séparation, les parents se disputent la garde et le temps parental de leur fille âgée de trois ans. Lors de l’audition, la mère désire déposer en preuve deux vidéos du père avec l’enfant ainsi qu’une série d’enregistrements audio de conversations privées du père. Celui-ci s’objecte à l’admissibilité de ces pièces au motif d’atteinte à son droit à la vie privée.

Aux termes de l’article 2858 du Code civil du Québec [CcQ], deux conditions cumulatives sont nécessaires pour conclure à l’irrecevabilité d’une preuve :

  • La preuve a été obtenue en violation des droits et libertés fondamentaux. La vie privée d’une personne fait partie de ces droits, et, suivant l’article 36 CcQ, sont des atteintes à la vie privée d’une personne le fait d’« intercepter ou utiliser volontairement une communication privée; [ou de] capter ou utiliser son image ou sa voix lorsqu’elle se trouve dans des lieux privés »
  • L’introduction de cette preuve au dossier serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

Le Tribunal souligne que dans cette analyse, deux concepts dominants s’entrechoquent à savoir le respect des droits fondamentaux d’une partie et la recherche de la vérité. La Cour ajoute qu’en matière de droit de la famille l’intérêt de l’enfant constitue une préoccupation première et qu’en conséquence « le droit à la vie privée peut céder le pas à la découverte de la vérité dans certains litiges, et ce, sans déconsidération de l’administration de la justice. » [par 19].

Le premier élément de preuve analysé consiste en des vidéos captées par la mère, ayant filmé à deux reprises le père de l’enfant alors qu’il conduit un tracteur à gazon avec sa fille assise sur ses genoux afin de montrer que le père agit de façon imprudente et qu’il y existe une dangerosité pour l’enfant en cas de chute. Le Tribunal rejette l’objection à la production de ces vidéos notant que, bien qu’il s’agisse d’une intrusion à la vie privée, les vidéos étant captées à l’extérieur de la maison sur un terrain privé, l’évènement peut être vu par quiconque se trouvant non loin et qu’en conséquence l’intrusion demeure relative. Le Tribunal conclut donc à l’admissibilité de cette preuve car l’enjeu du procès justifie d’admettre cet élément dans le contexte où on veut démontrer que la sécurité de l’enfant puisse être compromise.

Le deuxième élément de preuve contesté est une conversation que la mère enregistre alors qu’elle questionne le père sur sa consommation de cannabis. Ce dernier s’oppose à la mise en preuve de cet enregistrement mais le Tribunal rejette son objection précisant qu’en droit civil, une partie peut déposer en preuve l’enregistrement d’une conversation intervenue entre elle-même et une autre personne, même en cas d’enregistrement fait à l’insu de l’interlocuteur. Ceci ne contrevient donc pas au droit à la vie privée.

Le troisième élément de preuve contesté consiste en diverses conversations entre des tiers et le père, enregistrées à l’insu de ce dernier puisque la mère avait installé un appareil d’enregistrement sous le siège du conducteur de son véhicule et, pendant plusieurs jours, avait enregistré des conversations de monsieur avec ses amis ou sa mère.

Le Tribunal maintient les objections à la production de ces enregistrements puisque ces éléments ont été obtenus d’une façon qui contrevient aux droits et à la vie privée du père et que leur utilisation déconsidèrerait l’administration de la justice. Sur ce dernier critère, la Cour supérieure analyse comment la jurisprudence a déterminé dans quels cas l’administration de la justice serait déconsidérée. Bien que le but recherché soit encore de démontrer la consommation répétée de cannabis du père, et que l’intérêt de l’enfant soit une considération primordiale, les éléments de preuve et la façon dont ils ont été obtenus sont inacceptables de telle sorte que la fonction de la recherche de la vérité lors du procès peut être mieux servie sans l’admissibilité de cette preuve.

La fin ne justifie donc pas toujours tous les moyens.

Bien que ce jugement s’inscrive dans un contexte familial recherchant par-dessus tout l’intérêt de l’enfant, plusieurs des principes énoncés et rapportés dans la jurisprudence citée peuvent être applicables à d’autres situations en droit civil d’où son intérêt général.

2 085

Auteurs

Patrick Henry

Avocat, associé

Articles dans la même catégorie

L’excavatrice avait perdu la tête, mais pas la Cour d’appel…

Vous vous souviendrez peut-être d’une infolettre que nous avions publiée le 17 juillet 2023 et qui décrivait un jugement relatif au fardeau important qui incombait à un fabricant dans le Code civil du Québec. Dans l’affaire AIG Insurance Company of Canada et al. c. Mécano Mobile R.L. Inc. et al., 2023 QCCS 1935, la Cour supérieure avait […]

Déclarations frauduleuses : toujours une question de crédibilité… et d’intérêt !

Dans un jugement récent, la Cour d’appel revisite et confirme le jugement rendu par la Cour supérieure dans l’affaire Paul-Hus c. Sun Life, Compagnie d’assurance-vie, lequel avait été commenté dans notre infolettre du 31 octobre 2023. Retour sur les faits Le 13 mars 2015, Automobiles Illimitées, dont le demandeur Paul-Hus est l’unique actionnaire, formule une proposition […]

Construction et perte de l’ouvrage : à quand débute le compte à rebours ?

En matière de prescription, il est souvent difficile de déterminer un point de départ et un calcul précis, surtout lorsque le dommage ou la perte se manifeste de façon graduelle. Pour remettre les pendules à l’heure, analysons un jugement très récent rendu par l’Honorable Marie‑Ève Bélanger dans l’affaire du Syndicat des Copropriétaires du 600, de […]

Projet de loi 56 — Réforme du droit de la famille et régime d’union parentale

L’Assemblée nationale du Québec a adopté le projet de loi n°56 intitulée Loi portant sur la réforme du droit de la famille et instituant le régime d’union parentale, lequel entrera en vigueur le 30 juin 2025. Cette initiative introduira le nouveau régime de l’union parentale visant les conjoints de fait étant parents d’un même enfant […]

Quand l’eau exclut toute possibilité d’indemnisation

La Cour supérieure se prononçait récemment sur l’interprétation d’une clause d’exclusion pour les dommages résultant d’un sinistre provenant d’une inondation, dans l’affaire Gestion Michel Bernard inc. c. Promutuel Chaudière-Appalaches, Société mutuelle d’assurance générale[1]. Résumé des faits Les Demanderesses sont respectivement propriétaires d’un immeuble situé à Beauceville, et opératrices d’un restaurant qui se trouve dans cet […]

Planification successorale : ne négligez pas votre coffret de sûreté

Que vous ayez déjà une planification successorale, que vous soyez en processus de planification successorale ou que vous procrastiniez à ce sujet, vous pourriez vouloir tenir compte des avantages et des inconvénients d’un coffret de sûreté (parfois appelé coffre-fort ou compartiment de coffre-fort) dans vos projets. À une certaine époque, les coffrets de sûreté étaient […]

Soyez les premiers informés

Abonnez-vous à nos communications