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Un nouveau tableau législatif pour les cadres ?

La Cour d’appel a récemment tranché une question qui causait un embrouillement des principes longtemps établis en relations de travail au Québec : l’exclusion des cadres de l’application du Code du travail, et donc, de toute possibilité de syndicalisation.

En effet, les cadres subalternes ont longtemps été considérés comme les représentants de la direction : leur exclusion était donc nécessaire pour prévenir l’ingérence patronale dans le processus d’association. Aujourd’hui, comme le souligne la Cour d’appel, les structures hiérarchiques opposant la direction d’un côté aux travailleurs de l’autre sont de plus en plus diffuses.

Le litige en question implique l’Association des cadres de la Société des casinos du Québec [ACSCQ] et la Société des casinos du Québec inc. [Société]. L’ACSCQ avait déposé une requête à la Commission des relations du travail [CRT] pour être accréditée auprès de la Société à l’égard du groupe d’employés comprenant les cadres de premier niveau. La Société a soulevé l’irrecevabilité de la requête devant le Tribunal administratif du travail [TAT], successeur de la CRT,  puisque l’accréditation est réservée aux « employés », dont la définition donnée à l’article 1 l) 1° du Code du travail exclut expressément les cadres. Le TAT avait donné raison à l’ACSCQ mais cette décision avait été cassée par la Cour supérieure en révision judiciaire.

Dans Association des cadres de la Société des casinos du Québec c. Société des casinos du Québec Inc., 2022 QCCA 180, la Cour d’appel infirme le jugement de la Cour supérieure rétablissant ainsi la décision du TAT qui avait conclu que l’exclusion en question portait atteinte à la liberté d’association garantie par les chartes.

En effet, les articles 2 (d) de la Charte canadienne des droits et libertés et 3 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec garantissent la liberté d’association et la protection contre toute entrave substantielle à la capacité véritable pour des employés de mener des négociations collectives.

Il est possible pour des employés-cadres de convenir de s’associer comme l’a fait l’ACSCQ et de former des ententes avec l’employeur. Cependant, malgré ceci, la Cour d’appel confirme les énoncés du TAT en avançant que leur exclusion du Code du travail les empêche de pouvoir utiliser plusieurs mécanismes autrement disponibles aux salariés compris à l’article 1 I) 1o du Code du travail. Par exemple, bien qu’un Protocole existait entre l’ACSCQ et la Société, celui-ci ne comportait aucun mécanisme de règlement des différends, aucune date d’échéance et aucune obligation pour les parties d’en renégocier les termes au besoin ou à dates fixes. De plus l’ACSCQ ne pouvait bénéficier des moyens de pression légaux prévus au Code du travail, tels que le recours à la grève.

Selon la Cour d’appel, ceci a pour résultat de priver les employés-cadres de leur liberté de choix et de leur indépendance à l’égard de la direction, constituant ainsi une entrave substantielle à leur capacité véritable de mener des négociations collectives.

L’entrave est aussi injustifiable dans une société libre et démocratique compte tenu, notamment, de l’absence de distinctions entre différents niveaux de cadres, de la nature de leurs fonctions ou de leur accès à de l’information confidentielle.

Bien qu’elle confirme la décision du TAT qui avait déclaré inopérant l’article 1 (l) 1° du Code du travail dans le cadre de l’examen de la requête en accréditation de l’ACSCQ, la Cour d’appel suspend toutefois pour 12 mois cette déclaration afin de permettre au gouvernement, le cas échéant, de réagir et d’apporter les modifications nécessaires à la loipar rapport à cette question.

L’impact pour les employeurs et les entreprises

L’impact de cette décision reste à mesurer. Il sera intéressant de voir les nouvelles balises qu’adoptera le législateur face à ce revirement.

Notamment, la Cour d’appel invoque que la disposition pertinente ne rencontre pas le test de l’atteinte minimale car « l’exclusion des cadres du régime d’accréditation général est faite sans aucune distinction quant à leur rang dans l’entreprise, la nature de leurs fonctions, le fait qu’ils aient ou non accès à de l’information confidentielle, leur participation aux négociations avec les groupes syndiqués et ainsi de suite » [par 180]. Il sera donc intéressant de voir si et comment le législateur articulera les niveaux de cadres qui seront visés par le Code du travail.

Les difficultés engendrées par cette modification seront moindres dans les situations où les cadres subalternes ont un pouvoir décisionnel atténué, ce qui sera surtout le cas dans de grandes entreprises. Autrement, l’obligation pour les cadres de prendre plusieurs décisions liant l’employeur les mettra potentiellement dans une situation de conflits d’intérêts, surtout lorsqu’il sera temps pour eux de se positionner à l’encontre de l’employeur dans le cadre de négociations collectives.

Puisque les cadres subalternes avec une capacité décisionnelle moindre seront vraisemblablement visés par une éventuelle inclusion, il sera opportun pour l’employeur de revoir les structures hiérarchiques au sein de son entreprise afin de bien circonscrire où résident les pouvoirs décisionnels accrus.

Les cadres devront-ils faire partie d’unités de négociations distinctes? La multiplicité des unités de négociations étant reconnue comme une source de discorde et de perturbations potentielles au sein d’une entreprise, l’impact de cette décision se fera aussi sentir sur la paix industrielle.

Finalement, il sera aussi intéressant de voir si et comment le législateur modulera les dispositions anti-briseurs de grève du Code du travail (art. 109.1 et suivants). En effet, les employés-cadres sont pratiquement les seules personnes qui peuvent assurer le maintien des activités d’une entreprise affectée par une grève de salariés. Le droit de travailler pendant une grève sera-t-il désormais réservé à la haute direction ?  Il sera pertinent pour le législateur d’amener des précisions sur cette question.

Il sera important de surveiller le cheminement de cette cause. Il est vraisemblable que la prochaine étape se jouera devant  la Cour suprême du Canada.  Sinon, il incombera à l’Assemblée Nationale de définir les nouvelles balises. À suivre dans un proche avenir!

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