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Un immeuble patrimonial, un incendie criminel mortel : l’avis de 15 jours à la Ville était-il requis?

Faits en litige

Le 16 mars 2023, un incendie mortel a ravagé un immeuble patrimonial du Vieux-Montréal, propriété de Me Émile Benamor. Il est allégué que l’incendie est de nature criminelle, allumé par un tiers. Le demandeur, propriétaire des lieux, intente un recours de 7 575 000 $ contre la Ville de Montréal afin d’être indemnisé pour les fautes que celle-ci aurait commises avant et pendant l’incendie. Selon le demandeur, la Ville aurait commis des fautes lors de la prise de mesures préventives et lors de l’intervention des pompiers à son service au cours du tragique évènement.

En réponse, la Ville dépose une demande en irrecevabilité partielle et en rejet, alléguant que le demandeur ne lui a pas transmis un avis de réclamation dans les 15 jours de l’incendie, comme l’exige l’article 585 de la LCV. Le demandeur plaide plutôt que cette obligation ne lui incombait pas considérant que seul un accident nécessite un avis de réclamation.

Le juge Shaun Finn de la Cour supérieure a conclu comme suit :

  1. La notion d’« accident » s’applique effectivement à une réclamation pour dommages à une propriété immobilière;
  2. Nous sommes en présence d’un accident en ce qui concerne l’acte criminel de l’auteur de l’incendie – un tiers inconnu – et relativement aux mesures préventives prises par la Ville avant que l’incendie ne se déclare, mais non pas en ce qui concerne les gestes fautifs posés par les pompiers en combattant le feu;
  3. Le demandeur n’allègue, ni ne prouve, un empêchement valable qui justifie son défaut de transmettre un avis de réclamation à l’égard des mesures préventives prises par la Ville dans les 15 jours de l’incendie.

Cadre légal

Les paragraphes 1 et 2 de l’article 585 de la LCV prévoient ce qui suit :

585. Si une personne prétend s’être infligé, par suite d’un accident, des blessures corporelles, pour lesquelles elle se propose de réclamer à la municipalité des dommages-intérêts, elle doit, dans les 15 jours de la date de tel accident, donner ou faire donner un avis écrit au greffier de la municipalité de son intention d’intenter une poursuite, en indiquant en même temps les détails de sa réclamation et l’endroit où elle demeure, faute de quoi la municipalité n’est pas tenue à des dommages-intérêts à raison de tel accident, nonobstant toute disposition de la loi à ce contraire.

Dans le cas de réclamation pour dommages à la propriété mobilière ou immobilière, un avis semblable doit aussi être donné au greffier de la municipalité dans les 15 jours, faute de quoi la municipalité n’est pas tenue de payer des dommages-intérêts, nonobstant toute disposition de la loi.

[…]

Analyse

Dans son jugement, le juge soulève que bien que le premier paragraphe de l’article 585 portant sur les blessures corporelles invoque un accident, le deuxième n’en fait aucune mention. Se basant sur les enseignements de la Cour suprême du Canada et de la Cour d’appel, le juge rappelle qu’en l’absence de précision et en lisant le paragraphe 1 avec le paragraphe 2, il faut inférer que le paragraphe 2 exige que le dommage soit causé « par suite d’un accident ».

Ainsi, dans le cas qui nous occupe, la Cour a dû déterminer si les gestes fautifs allégués par le demandeur constituent, ou non, un accident.

La Cour rappelle également que l’avis de réclamation exigé par l’article 585 al. 2 LCV ne constitue pas une simple mesure de procédure, mais constitue plutôt une condition préalable et essentielle à l’existence du droit d’action. En effet, le droit d’action ne prend naissance que si le réclamant transmet l’avis de réclamation dans les 15 jours de l’accident. En conséquence, ce délai s’avère, non pas un délai de prescription, mais un délai de déchéance.

Les exigences prévues par le régime de l’art. 585 LCV étant « exorbitantes du droit commun », l’interprétation de l’article 585 LCV doit se limiter aux cas qui y sont nettement prévus : la survenance d’un accident, suivant l’acceptation ordinaire du mot. 

Cette affaire présente donc la question suivante : peut-on qualifier l’incendie d’accident s’il émane d’un geste délibéré et malicieux?

S’appuyant sur la jurisprudence de la Cour d’appel, le juge note que la notion « accident » réfère à tout événement « comportant un élément involontaire et imprévu », de sorte que la jurisprudence refuse généralement de considérer comme accident tout dommage résultant du comportement illégal d’un préposé d’une municipalité. Il cite l’exemple d’une personne blessée par coups de feu ou par coups de garcette donnés délibérément par un policier ne saurait constituer un accident.

Ensuite, le juge rappelle la distinction faite par la Cour d’appel entre la cause de l’évènement et sa survenance. Ainsi, « la cause du fait qui entraîne ou aboutit à la situation dommageable est sans pertinence si l’événement est lui-même involontaire et imprévu », et « la question n’est pas de savoir si l’événement était prévisible en raison de la nature de la faute mais si sa survenance était imprévue au lieu et au moment où il s’est produit ».

Appliquant ces principes, le juge conclut que c’est le point de vue des parties qui doit constituer le cadre d’analyse applicable. Ainsi, bien que l’incendie soit volontaire du point de vue du tiers qui l’a causé, sa survenance était entièrement involontaire et imprévue entre les parties.

En ce qui a trait aux fautes liées à la prévention de l’incendie, le demandeur les qualifie de lourdes. Toutefois, les allégations contenues dans la demande – lesquelles doivent être tenues pour avérées sur une demande en irrecevabilité – ne sont pas caractérisées comme telles. Ainsi, le juge conclut que le déclenchement de l’incendie doit être qualifié d’accident au sens de 585 LCV. Le défaut de fournir l’avis de réclamation dans le délai de l’art. 585 LCV rend donc les allégations visant les fautes de la Ville liées à la prévention assujettie à l’avis de 15 jours. En l’absence de cet avis, le juge déclare cette portion de la réclamation irrecevable.

En ce qui a trait à l’intervention des pompiers pour les opérations de combat d’incendie, le juge arrive à une conclusion différente. Confronté à une jurisprudence partagée sur la question, le juge privilégie le courant jurisprudentiel voulant que de tels gestes ne soient pas accidentels. S’inspirant de l’arrêt de la Cour d’appel dans Châteauguay (Ville) c. Axa assurances inc. 1999 CanLII 13730 (QC CA), le juge souligne d’emblée qu’on :

[…] ne peut considérer accidentel un manquement à une obligation légale. Ainsi, une ville incapable de combattre un incendie efficacement parce qu’elle n’a pas les ressources nécessaires pour assurer la protection des citoyens ne saurait invoquer la survenance d’un événement involontaire et imprévu. Dans un second temps, la Cour d’appel note qu’il serait « pour le moins singulier de qualifier d’accidentel un dommage causé au moment même où les préposés de la Ville posent des actes préjudiciables dans le local occupé par la victime ».

Le juge considère que les gestes fautifs allégués en l’espèce n’ont rien d’accidentel puisqu’ils se posent au lieu et au moment où se produit l’évènement dommageable et arrivent dans le vif de l’action. Il souligne qu’on ne peut donc les qualifier d’involontaires ou d’imprévus sans dénaturer l’acceptation ordinaire du mot « accident ». À ce titre, le juge confirme également qu’une ville incapable de combattre un incendie efficacement en raison de l’insuffisance des ressources nécessaires pour assurer la protection des citoyens sur son territoire ne saurait invoquer la survenance d’un évènement involontaire ou imprévu. Il souligne la distinction à faire avec l’absence de telles ressources.

Le juge conclut donc que les allégations visant les dommages causés par le combat d’incendie ne sont pas assujetties à l’exigence de l’avis de 15 jours de l’art. 585 LCV, mais que le reste de la réclamation concernant les mesures préventives l’est. Cette partie fut donc rejetée à cette étape préliminaire.

Chacune des parties s’est fait accorder la permission d’appeler de ce jugement. Il sera donc intéressant de voir de quel côté la Cour d’appel penchera.

Nous vous tiendrons bien sûr au courant.

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