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Ne lisez pas ceci après 18h! Le droit à la déconnexion

L’hyperconnectivité

Il s’agit là d’une évidence, nous vivons dans un monde devenu « hyperconnecté » où nous avons le regard constamment rivé sur notre téléphone cellulaire ou autre outil électronique. De nombreux employés se retrouvent ainsi, en dehors des heures de bureau, à sans cesse consulter et répondre à leurs courriels et diverses demandes reçus de leur employeur, collègues ou clients.

Selon certains, si cette connectivité apporte de la flexibilité à l’employé, elle vient aussi avec un prix, soit qu’il n’y a plus de frontière claire entre le travail en tant que tel et le repos. L’employé ne pourrait échapper au travail en aucun temps : sa vie privée et sa vie familiale en prendraient donc un coup. Il est de même question de stress accru, de burnout potentiel et autres affections de la santé mentale, ce qui aurait par ailleurs un impact sur la performance et la productivité de l’employé sans compter les enjeux de santé et sécurité au travail. D’un autre côté, il est évident que l’évolution du travail s’inscrit dans une perspective de mondialisation, avec tous les fuseaux horaires que celle-ci comporte, dans une perspective de travail ininterrompu dans certaines industries et de façon générale dans un cadre où la connectivité a augmenté l’expectative de réponses et services rapides de la part des clients et partenaires.

C’est ainsi qu’il est devenu de plus en plus courant que des gérants, superviseurs et employeurs contactent les employés par courriel, message texte ou même par les médias sociaux, après le départ des lieux de travail. Il appert même que cette culture du travail continuel pourrait être un enjeu de sécurité personnelle et publique de par le fait que bon nombre d’employés, en conduisant, auraient déjà répondu sur leur cellulaire à une communication en lien avec le travail.

Le droit à la déconnexion

C’est dans ce contexte que le « droit à la déconnexion » a fait son apparition et est présentement en plein débat et pleine évolution dans plusieurs juridictions. Ce droit à la déconnexion se comprend d’un droit qui reconnaîtrait la possibilité pour un employé de ne répondre à aucune communication en lien avec le travail en dehors des heures de travail ou même à la limite de ne pas être contacté, ni même par l’envoi d’un courriel à son attention, par son employeur ou ses collègues en dehors des heures du travail.

Perspectives mondiales

La France, par la loi El Khomri entrée en vigueur le 1er janvier 2017, a été pionnière en la matière en étant le premier pays à adopter une législation reconnaissant le droit à la déconnexion. Dans le cadre de l’amélioration de la « qualité de vie au travail », l’employeur de plus de 50 employés a donc l’obligation de négocier avec ses employés les modalités du droit à la déconnexion et d’instaurer des dispositifs afin de réguler l’utilisation des outils électroniques.

En juillet 2018, la Cour de cassation, soit la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire français, confirmait une décision condamnant l’entreprise britannique Rentokil Initial, spécialisée dans les services d’hygiène, au paiement d’un peu plus de 60 000 € à titre d’indemnité d’astreinte, soit une indemnité de disponibilité, à un directeur d’agence qui devait rester en permanence joignable sur son téléphone cellulaire et devait se tenir prêt à intervenir en cas de besoin. Si la décision reposait sur des faits antérieurs à l’adoption de la loi El Khomri, elle s’inscrivait dans le cadre de l’évolution du droit à la déconnexion et démontre tout de même la reconnaissance par les tribunaux d’un tel droit ou à tout le moins de ses principes sous-jacents.

L’Italie, l’Espagne et les Philippines ont suivi le pas en adoptant également une législation reconnaissant clairement le droit à la déconnexion et prévoyant sa régulation afin de tracer une ligne claire entre d’une part le travail et d’autre part le temps de repos, le temps en famille et la vie privée.

L’Allemagne quant à elle a décidé d’adopter un autre modèle, soit celui de l’autorégulation adaptée aux besoins individuels ou industriels. En effet, l’Allemagne n’a pas adopté de législation en la matière mais démontre depuis plusieurs années une conscientisation des implications de l’hyperconnectivité par la voie d’autorégulation au sein d’employeurs importants tels que Volkswagen, Daimler AG, Puma et Deutsche Telekom ayant tous adopté une politique ou convenu d’une entente avec certains employés relativement au droit à la déconnexion. À titre d’exemple, depuis 2011, Volkswagen, dans le cadre d’une convention collective, a programmé ses serveurs afin de suspendre la transmission de courriels à certaines catégories d’employés entre 18 h 15 et 7 h le lendemain. De même, depuis 2014, Daimler AG a implanté une politique permettant à un employé d’activer une fonction afin que tout courriel transmis à celui-ci alors qu’il est en vacances soit automatiquement supprimé et qu’un message soit transmis à l’expéditeur afin de l’en aviser et de le référer à un autre employé au besoin.

Dans la même veine, le ministère allemand du travail a adopté depuis quelques années une politique afin de restreindre les communications aux employés en dehors des heures de travail, sauf en cas d’urgence, et envoie par le fait même un message à l’industrie l’invitant à faire de même.

En somme, l’Allemagne mise sur la productivité et l’efficacité durant les heures de travail, adoptant ainsi la consigne « work hard, play hard ».

Enfin, d’autres pays débattent de la question, tels que la Corée du Sud, société hyper connectée s’il en est une, la Belgique et les États-Unis, où un conseiller municipal de la Ville de New York a proposé l’adoption en mars 2018 d’un projet de loi visant à amender la charte et le code administratif de la Ville de New York afin de reconnaître le droit à la déconnexion pour les employés du secteur privé, les modalités de ce droit et d’imposer certaines sanctions sous forme d’amendes en cas de non-respect par les employeurs.

Regard sur le Québec et le Canada

Au Québec, en 2018, le parti Québec solidaire a présenté à l’Assemblée nationale le projet de loi 1097 sur le droit à la déconnexion prévoyant notamment une obligation pour certains employeurs d’établir une politique de déconnexion en dehors des heures de travail à être approuvée par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail et avec sanctions en cas de non-respect. Ce projet de loi n’a pas fait l’unanimité, certains disant notamment que la Loi sur les normes du travail prévoit déjà des aspects de ce droit à la déconnexion tels que le droit de refuser de travailler au-delà d’un certain nombre d’heures supplémentaires ou le droit de bénéficier de périodes de repos. Le projet de loi reste donc pour l’instant sans suite.

Au niveau du Canada, le droit à la déconnexion est l’un des cinq enjeux étudiés par le Comité d’experts sur les normes du travail fédérales modernes, composé de sept experts, soit d’universitaires, de représentants du secteur privé et d’une représentante des Autochtones, ayant une expérience considérable dans les domaines des politiques du travail, du droit et de l’économie. Ce comité a été mis en place par le gouvernement canadien dans le cadre du vaste projet afin de moderniser les normes du travail canadiennes (Code canadien du travail), en lien avec les changements économiques et technologiques ayant influencé le monde du travail au cours des dernières années. Ce comité devait transmettre à la ministre de l’Emploi, du Développement de la main-d’œuvre et du Travail un rapport contenant des conseils et recommandations avant le 30 juin 2019. Chose certaine, un sondage en ligne mené en 2017 et 2018 dans le cadre des consultations tenues par le Programme du travail d’Emploi et Développement social Canada, dans le cadre de consultations toujours en lien avec la modernisation des normes du travail fédérales, a démontré qu’une majorité importante de répondants considèrent que les employeurs devraient mettre en place des politiques limitant l’utilisation de technologies en dehors des heures du travail. De leur côté, les employeurs, dans le contexte de l’évolution du travail, invoquent en quelque sorte qu’il faut les laisser s’autoréguler et ainsi les laisser établir eux-mêmes les attentes en matière de disponibilité des employés en dehors des heures du travail.

En somme, la question du droit à la déconnexion en est une de gestion de la main d’œuvre et de santé et sécurité du travail qui fait l’objet de débats et d’une évolution certaine au niveau planétaire. La question est de savoir s’il faut laisser chaque employeur être proactif et établir ou non sa politique en la matière en tenant compte de la réalité de son entreprise ou s’il faut plutôt imposer un certain cadre afin d’obliger tout employeur à tenir compte des impacts potentiels sur la santé mentale d’une disponibilité constante des employés. Nous en saurons plus au cours des prochains mois sur l’approche que le Canada souhaite adopter.

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