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L’existence d’un piège n’est pas un critère essentiel à une réclamation pour préjudice corporel

Depuis l’arrêt de la Cour suprême Rubis c. Gray Rocks Inn Ltd., 1982 CanLII 17 (CSC), [1982] 1 RCS 452, rendu en 1982, les réclamations en matière de préjudice corporel sont largement déterminées en fonction de la notion de « piège ». Essentiellement, le piège est défini par la jurisprudence comme étant une situation présentant un danger intrinsèque, lequel est caché et non apparent, et qui présente un élément d’anormalité. L’existence de ce piège est en quelque sorte assimilée à la faute du propriétaire ou du gardien, lequel est responsable des blessures de la victime en raison de son omission d’assurer la sécurité des lieux.

Or, voici que le 17 novembre dernier, la Cour d’appel remet les pendules à l’heure dans l’arrêt Costco Wholesale c. Pominville, 2021 QCCA 1753. Les faits de cette affaire sont simples : Mme Pominville, une dame de 57 ans, chute sur le plancher mouillé d’un magasin Costco Wholesale, peu de temps après un violent orage. En première instance, la Cour supérieure reconnaît la responsabilité de la chaîne de magasins à grande surface. Costco porte alors la décision en appel, en faisant valoir que la juge a omis d’analyser la responsabilité selon les critères relatifs à la notion de piège, ce qui aurait dû l’amener à rejeter le recours.

La Cour d’appel, à l’unanimité, confirme séance tenante la décision de première instance et écarte explicitement ce cadre juridique inspiré de la common law, en affirmant ce qui suit :

[12] Si tant est que la notion de piège soit réellement utile en droit civil — ce qui est questionnable — elle n’est rien de plus que le résultat d’une faute d’entretien, de surveillance, de conception ou d’avertissement d’un danger et non la faute en soi. En ce sens, il est possible de conclure à l’existence d’une faute en l’absence d’un piège tout comme il est possible de conclure à l’inexistence d’une faute même si les critères du piège sont satisfaits. Le fait pour la juge de ne pas se référer aux critères relatifs à la présence d’un piège ne constitue donc aucunement une erreur. [nos soulignements]

Autrement dit, selon la Cour d’appel, les réclamations en matière de préjudice corporel ne demandent pas à la victime de remplir un fardeau de preuve additionnel, qui serait différent des autres réclamations en matière de responsabilité civile. Le fardeau de la victime se limite donc à prouver l’existence, selon la prépondérance des probabilités, d’une faute, d’un dommage et d’un lien de causalité.

Ainsi, afin de déterminer si le propriétaire ou le gardien des lieux a commis une faute, il faut déterminer si, dans les circonstances propres à chaque cas, il a pris les moyens raisonnables pour éviter qu’une situation dangereuse se produise ou ne perdure. La victime n’a pas à faire la preuve que ce danger était « caché; » ou « anormal » afin d’établir l’existence d’une faute.

Dans ce cas-ci, la Cour d’appel retient qu’il existe plusieurs facteurs permettant de conclure à une faute de Costco. En effet, même si le magasin est au courant que le plancher devient très glissant lorsqu’il est mouillé, il n’installe aucun panneau d’avertissement et omet de fermer une porte de garage laissant l’eau pénétrer à l’intérieur, et ce, en dépit de l’orage. De plus, alors que le magasin prétend procéder à une ronde de vérification des lieux à chaque heure, le registre de la journée de l’accident est mystérieusement introuvable, de sorte qu’il n’existe aucune preuve d’un entretien adéquat. La Cour supérieure ne fait donc pas fausse route en concluant que Costco n’a pas pris les mesures appropriées pour prévenir l’accident.

Essentiellement, il faut retenir de cette décision qu’une réclamation pour préjudice corporel n’exige pas la présence d’un véritable « piège », mais plutôt l’existence d’une faute, laquelle peut consister en un défaut d’entretien, un manque de surveillance, la conception inadéquate d’un bâtiment ou même l’omission de prévenir les passants d’un danger. Quant à la question de savoir si le danger est apparent ou normal, cette considération relèverait davantage du partage de responsabilité devant être opéré entre la victime et le propriétaire ou le gardien des lieux.

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Auteurs

Alice Bourgault-Roy

Avocate, associée

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