Le 6 avril, la Cour d’appel du Québec rendait sa décision dans SNC-Lavalin inc. (Terratech inc. et SNC-Lavalin Environnement inc.) c. Deguise, 2020 QCCA 495.
Compte tenu de l’importance de cette décision tant pour l’industrie de la construction que pour celle de l’assurance, RSS a entrepris de brosser un portrait des règles qui y sont illustrées. Le présent texte constitue un des volets du tableau complet que l’on trouvera ici. |
Comme on peut s’en douter face à une décision de la Cour d’appel qui fait plus de 350 pages, plusieurs questions différentes ont été traitées.
L’une de ces questions (la 68e soulevée par les parties!) visait un aspect important de la couverture d’assurance dans une police de responsabilité civile générale, face à un dommage qui ne se manifeste qu’après une longue période mais dont on sait que le processus a débuté auparavant. La Cour devait déterminer le moment de la survenance de ces dommages, afin de déterminer si les polices d’assurance responsabilité émises notamment au fournisseur de matériaux et à l’entrepreneur général, couvraient les dommages réclamés par les demandeurs.
Résumés à un minimum, les faits pertinents se présentaient de façon simple. Un fournisseur de béton livrait le matériau aux diverses résidences. Le béton était coulé dans des formes installées par des entrepreneurs spécialisés en fondations. Les formes étaient retirées lorsque le béton était sec, puis la construction proprement dite de la résidence débutait. Le problème des fondations provenait de l’oxydation de la pyrrhotite contenue dans le granulat de béton des fondations des immeubles, qui engendrait un gonflement et une fissuration du béton. L’apparition des fissures ou gonflement pouvait prendre plusieurs années avant de se manifester. La question était de déterminer quand le phénomène débutait, même s’il n’était pas encore visible. Les experts de chacune des parties avaient rendu des témoignages contradictoires sur la question. Pour certains experts, le phénomène débutait dès la coulée des fondations. Pour d’autres, le phénomène débutait quelques mois plus tard, voire une période allant jusqu’à 20 mois après la coulée. Lorsque le phénomène débutait, il progressait lentement, jusqu’au moment de créer des fissures visibles.
Le juge de première instance avait appliqué la méthode du « Continuous Trigger » appliquée dans le célèbre arrêt Alie (Alie v. Bertrand & Frere Construction Co. Ltd., 2002 CanLII 31835 (ON CA)) de la Cour d’appel d’Ontario, rendu dans des circonstances qui, sans être identiques à celles de Deguise, présentaient tout de même des similitudes factuelles remarquables. Bien que la théorie du « Continuous » ou « Triple Trigger » ait été formulée et utilisée il y a plusieurs années aux États-Unis, elle a été reconnue et appliquée depuis moins longtemps au Canada. Le jugement Alie a été rendu en 2002 et a bien décrit en quoi elle consistait.
Soulignons tout de suite que la théorie du « Continuous Trigger » est et demeurera d’application peu fréquente. Dans tous les cas où l’événement (un incendie, par exemple) est concomitant aux dommages, il n’y a pas lieu d’y recourir puisqu’il est évident que le dommage survient à un point précis dans le temps, soit au moment de l’événement. De plus, la théorie sert uniquement à déterminer si une police doit répondre à une perte qui se développe sur une longue période pour ne se manifester qu’à un point donné. Troisièmement, il va sans dire que l’assureur, dont la couverture est déclenchée, peut soulever tous les moyens de défense qui lui sont propres même s’il s’avère que la perte est survenue en tout ou en partie pendant sa période de couverture. Enfin, l’utilisation de l’un ou l’autre des types de « triggers » (l’arrêt Alie en a répertorié quatre différents) demeure sujette au libellé de la police. On ne pourrait avoir recours à la théorie du « Continuous Trigger », si la police l’interdisait ou si elle prévoyait l’utilisation d’un concept différent.
L’appellation « Triple » vient de ce qu’elle prend en compte trois éléments de temps, soit (1) quand le préjudice a débuté, (2) s’est-il poursuivi durant toute la période de couverture, et (3) quand s’est-il manifesté (voir Alie, au paragraphe 123). Ces notions demeurent cependant lourdes à appliquer en principe. C’est pourquoi l’utilisation du terme « Continuous » est sans doute plus appropriée.
Or, puisque les parties dans Deguise ne contestaient pas l’application de cette méthode, il ne restait donc qu’une question de faits à régler, soit la détermination du moment effectif du début de la survenance des dommages. Sur la question, le juge de première instance avait décidé que le phénomène débutait dès la coulée du béton. La Cour d’Appel n’a pas modifié cette conclusion, aucune erreur manifeste et déterminante n’ayant été démontrée.
En application de la théorie du « Continuous Trigger », la Cour d’appel a donc décidé que les assureurs de responsabilité qui étaient au risque au moment de la coulée du béton des fondations et jusqu’au moment de la découverte des vices, plusieurs années plus tard, voyaient leur couverture engagée sous réserve, encore une fois, des autres dispositions de la police (exclusions, etc.) ou des autres droits de l’assureur (nullité de la police, etc.).