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La Cour supérieure du Québec rend une décision-phare sur les droits des personnes trans et non binaires

Le 28 janvier dernier, dans Center for Gender Advocacy v. Attorney General of Quebec, 2021 QCCS 191, hon. Gregory Moore, J.C.S., la Cour supérieure du Québec rendait une décision-phare en matière de droits de la personne en invalidant certaines dispositions du Code civil du Québec [CCQ] qui enfreignaient les droits à la dignité et à l’égalité garantis aux personnes trans et non binaires par les Chartes des droits. Le jugement ordonne au législateur d’amender les dispositions visées au plus tard le 31 décembre 2021 afin de se conformer à l’ordre de la Cour.

S’appuyant sur les témoignages présentés à l’audience, la Cour supérieure a décrit sommairement la discrimination dont sont victimes les personnes trans et non binaires en raison du régime législatif et réglementaire, et qui justifie l’intervention de la Cour :

  [16] Ces articles mènent à une identification erronée des personnes trans et non binaires et créent de la confusion quant à leur véritable identité.

[17] La confusion, l’incompréhension et l’intolérance envers les personnes trans et non binaires peuvent mener à la persécution et à la violence, auxquelles certaines vont tenter d’échapper en évitant de se trouver dans des situations où elles seraient contraintes de présenter une preuve d’identité émise par le gouvernement, comme s’inscrire dans une école, postuler un emploi ou obtenir des soins de santé. La situation préjudiciable qui en résulte — nuisant à l’instruction, à l’emploi ou à la santé — peut leur causer des problèmes nouveaux et sans cesse plus graves. Le suicide est souvent la solution par laquelle ils mettent fin à leur mal de vivre dans un monde qui ne reconnaît pas leur identité et s’oppose à leurs luttes pour la faire valoir. [Nos traductions]

Le Directeur de l’état civil et l’identité de genre des personnes non binaires

La Cour invalide certaines dispositions[1] puisqu’elles ne permettent pas aux personnes non binaires de changer leur désignation de sexe sur les actes et certificats de façon qu’elle corresponde à leur identité de genre, ce qui brime leurs droits à la dignité et à l’égalité garantis par les Chartes. Les personnes qui ne s’identifient pas selon le modèle binaire homme/femme auront désormais droit à une désignation non binaire. La Cour prend également note de l’engagement formel du Directeur de l’état civil d’émettre sur demande des certificats d’état civil ne comportant pas de mention du sexe.

Victoire pour les parents trans et non binaires

La Cour déclare également que les dispositions du Code civil[2] qui exigent que les parents d’un nouveau-né soient identifiés par les mots genrés « mère » et « père » sur les constats et déclarations de naissance sont contraires aux droits à la dignité et à l’égalité des parents non binaires :

  [184] En déclarant qu’ils sont « mère » et « père », les parents attestent que l’enfant est leur et s’engagent à lui servir de guide dans la vie. Ces deux engagements ont d’importantes conséquences juridiques et personnelles. Par ailleurs, contraindre les personnes qui éprouvent le même attachement et acceptent les mêmes responsabilités à se déclarer « mère » et « père » alors qu’elles ne se reconnaissent dans aucun de ces mots porte atteinte au rôle qu’elles jouent dans la vie de leurs enfants. Être un parent est un aspect fondamental de l’identité. Le fait d’être identifié correctement sur un acte de naissance est un avantage que n’ont pas les parents non binaires contrairement à tout autre parent. [Nos soulignés]

Les parents non binaires auront donc le droit d’être désignés comme « parent » sur les certificats de naissance de leurs enfants.

La Cour a aussi déclaré que les parents qui ont changé de nom ou de désignation de sexe pourront obtenir que ces changements se reflètent sur les certificats de naissance de leurs enfants. Il s’agit là d’un abandon de pratiques passées qui menaient souvent à une identification erronée des parents et à des défauts de cohérence dans les documents officiels de leurs enfants.

Les droits des jeunes trans et non binaires

La décision entraîne d’importantes conséquences pour les personnes trans et non binaires âgées de 14 à 17 ans, 14 ans étant l’âge minimum auquel un mineur peut de sa propre initiative demander un changement de mention du sexe. Selon le régime antérieur au jugement, ces mineurs devaient obtenir puis soumettre une déclaration d’un professionnel de la santé certifiant que le changement était « approprié »[3]. Prenant en considération l’impact sur les jeunes qui ne pourraient « repérer, rémunérer, rencontrer ou se confier à un professionnel de la santé connaissant les enjeux auxquels font face les personnes trans » [par 277], la Cour invalide cette exigence, également contraire aux droits à la dignité et à l’égalité des jeunes trans et non binaires.

Les personnes trans et non binaires ne possédant pas la citoyenneté canadienne

L’exigence de la citoyenneté canadienne pour demander un changement de nom[4] ou un amendement à l’acte de naissance visant à refléter l’identité de genre[5] est également déclarée contraire aux droits à la dignité et à l’égalité des non-citoyens domiciliés au Québec. Cette exigence avait pour effet d’empêcher des réfugiés, des résidents permanents ou des immigrants domiciliés au Québec, par ailleurs trans ou non binaires, de faire en sorte que leur identité de genre se reflète fidèlement sur les documents indispensables à leur vie dans leur société d’accueil, les confinant dans ce que la Cour décrit comme « une ambiguïté dont le législateur s’est dispensé il y a 30 ans » [par 332].

En conclusion

La majeure partie des déclarations d’invalidité décrites plus haut est suspendue jusqu’au 31 décembre 2021, de façon à donner au législateur la possibilité d’adopter les amendements requis pour se conformer au jugement.

Cette décision pourrait avoir un grand impact même sur les gens qui ne sont pas directement concernés par ces règles. À titre d’exemples, les établissements scolaires devront considérer la nécessité d’adapter leurs procédures de gestion des renseignements sur les étudiants, les commerces pourraient désirer revoir le contenu de leurs dossiers de renseignements sur leur clientèle et les employeurs pourraient être appelés à réviser et modifier leurs politiques internes.

Notre groupe de Droit de la famille suivra de près l’évolution de ces amendements et demeure par ailleurs prêt à conseiller et à appuyer les clients qui devront s’adapter aux changements de nom et de désignation qui découleront de cette décision.

[1] Art 71 et 146 CCQ.

[2] Art 111, 115 et 116 CCQ.

[3] Art 23.2 al 2 du Règlement relatif au changement de nom et d’autres qualités de l’état civil.

[4] Art 59 CCQ.

[5] Art 71 CCQ.

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Auteurs

Doree Levine

Avocate, associée

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