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SNC-Lavalin inc. c. Deguise : À qui la faute et dans quelle proportion?

Le 6 avril, la Cour d’appel du Québec rendait sa décision dans SNC-Lavalin inc. (Terratech inc. et SNC-Lavalin Environnement inc.) c. Deguise, 2020 QCCA 495.

Compte tenu de l’importance de cette décision tant pour l’industrie de la construction que pour celle de l’assurance, RSS a entrepris de brosser un portrait des règles qui y sont illustrées. Le présent texte constitue un des volets du tableau complet que l’on trouvera ici.

Pour plusieurs propriétaires immobiliers de la région de Trois-Rivières, la construction d’une maison ou d’un immeuble au début des années 2000 a pris une tournure cauchemardesque lorsqu’ils ont constaté à peine quelques années plus tard que les fondations de leur immeuble se dégradaient. Près de 880 demandes ont alors été formulées à la Cour dans plus de 60 dossiers.

Alors que la construction des fondations d’un immeuble fait appel à une chaîne d’intervenants, qui doit assumer quelle partie de la facture? Comment répartir la responsabilité entre les propriétaires de la carrière d’où proviennent les granulats problématiques, les bétonnières qui les vendent, les entrepreneurs spécialisés qui les utilisent pour couler les fondations et l’expert qui en a assuré la qualité?

C’est une partie des questions soumises à la Cour d’appel dans l’affaire Deguise communément appelé le « dossier de la pyrrhotite ».

Afin de mieux s’y retrouver, les principales parties ont été divisées en quatre groupes :

  • SNC-Lavalin, employeur du géologue expert, celui-ci et leurs assureurs
  • Les bétonnières BL et CYB, la carrière B&B et leurs assureurs
  • Les entrepreneurs et leurs assureurs
  • Les demandeurs.

Face à l’ensemble de la preuve présentée devant lui au terme de plusieurs jours d’audition, le juge de première instance a fait appel au principe énoncé par l’article 469 du Code de procédure civile [C.p.c.] tel qu’il se lisait à l’époque pour déterminer la part de responsabilité de chacun de ces groupes :

Le jugement portant condamnation doit être susceptible d’exécution. Celui qui condamne à des dommages-intérêts en contient la liquidation; lorsqu’il prononce une condamnation solidaire contre les personnes responsables d’un préjudice, il détermine, pour valoir entre elles seulement, la part de chacune dans la condamnation, si la preuve permet de l’établir.

Le juge a donc statué que le groupe 1 devait assumer 70 % des condamnations monétaires; le groupe 2, 25 % (en parts égales entre la bétonnière concernée et la carrière); et le groupe 3, 5 %, tout en rappelant qu’à l’égard des victimes, les membres du groupe 4, les trois autres groupes étaient tenus solidairement au paiement des sommes accordées, et les demandes en intervention forcée ont été rejetées étant donné le partage annoncé.

L’application du principe de l’article 469 C.p.c. par le juge de première instance a été remise en cause dans les différents appels et sous différents angles qui se recoupent. Bien que les parties aient signé un contrat judiciaire permettant l’application de l’article 469 C.p.c., la Cour d’appel a indiqué qu’un tel consentement ne devait pas écarter d’emblée les demandes en intervention forcée et qu’elle souhaitait en tenir compte dans la détermination de la responsabilité de chaque groupe.

La Cour d’appel s’est donc penchée sur les relations entre les membres des groupes 1, 2 et 3 pour déterminer si la répartition de la responsabilité civile faite par le juge de première instance était adéquate. Ces relations sont déterminées selon sept axes différents.

Le premier axe concerne la relation entre les bétonnières et la carrière. Les premières remettent en cause la répartition 50/50 établie entre elles et la carrière, invoquant le contrat d’entreprise les liant et la garantie de qualité à laquelle la carrière était tenue à l’égard des granulats vendus. La Cour d’appel reconnaît que, dans l’absolu, une telle garantie de qualité pourrait s’appliquer. Cependant, dans les circonstances particulières à cette affaire et en présence de relations très étroites entre les bétonnières et la carrière, cette garantie de qualité ne pouvait pas exonérer les bétonnières. En effet, la Cour d’appel a souligné que les liens importants entre les bétonnières et la carrière, teintés d’actionnariat croisé, d’administrateurs partagés et de fourniture exclusive des granulats, ne pouvaient pas permettre de considérer que la carrière avait commis une faute plus importante que celle des bétonnières ni appliquer les paramètres de la garantie du vendeur entre eux. Dans de telles circonstances, les bétonnières ne peuvent pas se cacher derrière le contrat d’entreprise pour écarter leur responsabilité puisque les liens entre elles ne se limitent pas aux modalités de ce contrat. La Cour d’appel confirme donc la répartition retenue par le juge de première instance, soit en parts égales entre la bétonnière impliquée dans chaque réclamation et la carrière.

L’effet de l’absence de faute des entrepreneurs et des auto-constructeurs

La deuxième relation étudiée est celle entre les entrepreneurs et les bétonnières et la carrière, ces deux dernières étant collectivement appelées les « tandems ». Le juge de première instance a statué que les entrepreneurs étaient responsables de 5 % de la réclamation parce qu’ils avaient un certain devoir de s’informer et que les normes applicables leur imposaient un certain degré de responsabilité dans la qualité des matériaux qu’ils utilisent. Les entrepreneurs contestent cette détermination, mais aussi le rejet de leurs demandes en intervention forcée à l’encontre des tandems. La Cour d’appel est consciente que les entrepreneurs ne pouvaient ignorer la situation qui existait dans la région de Trois-Rivières, où d’autres situations similaires avaient été dénoncées, et que cette connaissance imposait aux entrepreneurs un certain devoir d’information. La Cour souligne toutefois que les normes applicables quant à la qualité des granulats utilisés s’imposent à ceux qui fabriquent le béton et non pas à ceux qui l’achètent. Ainsi, lorsque les entrepreneurs achètent du béton, particulièrement lorsque celui-ci porte une certification comme en l’espèce, ceux-ci sont en droit de s’attendre à ce qu’il réponde aux normes applicables à l’usage auquel il est destiné.

La Cour retient de plus qu’à l’époque de ces achats, la cause de problèmes de béton n’était pas déterminée avec certitude et que certains des entrepreneurs ont posé des questions aux tandems. Les confirmations rassurantes qu’ils ont reçues étaient de nature à écarter toute crainte, à un point tel que certains de ces entrepreneurs ont acheté du béton pour leur usage personnel ou pour des personnes de leur entourage.

Dans un tel contexte, la Cour retient que la présomption quant au caractère caché du vice s’applique et que les entrepreneurs bénéficient de la garantie de qualité du bien acheté. La Cour d’appel considère donc que les demandes en intervention forcée envers les tandems auraient dû être accueillies et que ceux-ci doivent être condamnés à rembourser aux entrepreneurs toutes les sommes qu’ils pourraient être tenus de payer aux demandeurs. La Cour d’appel indique de plus que la distinction faite par le juge de première instance entre les entrepreneurs ayant construit des immeubles résidentiels et ceux ayant construit des immeubles commerciaux doit être écartée puisque rien dans la preuve ne permet de justifier une telle distinction.

Dans le cas des auto-constructeurs, le juge de première instance avait réduit de 5 % la valeur de leur réclamation prouvée étant donné l’absence d’entrepreneur et de poursuite à l’encontre du coffreur. La Cour d’appel y voit deux erreurs de droit. D’abord, un créancier titulaire d’une dette solidaire peut s’adresser au débiteur de son choix sans que la valeur de sa réclamation n’en soit affectée. En second lieu, puisque la Cour d’appel retient que les entrepreneurs ne sont pas responsables face aux tandems, les auto-constructeurs ont droit à la même reconnaissance et à la protection qui découle de la garantie de qualité due par les tandems. Les demandes en intervention forcée des auto-constructeurs à l’encontre des tandems sont donc accueillies.

La responsabilité extra-contractuelle de l’expert

Un autre axe étudié concerne la relation entre les entrepreneurs et auto-constructeurs (ensemble les « entrepreneurs ») et le géologue expert et son employeur SNC-Lavalin (ensemble « le géologue »). Le géologue est celui qui a émis des avis sur la qualité du granulat issu de la carrière B&B, lesquels ont engagé sa responsabilité professionnelle tant envers ses cocontractants, les tandems, qu’envers les autres intervenants extra-contractuellement. C’est d’ailleurs à ce titre que la Cour réexamine les demandes en intervention forcée à l’encontre du géologue par les entrepreneurs. Étant donné l’absence de faute de ces derniers, la Cour d’appel accueille leurs demandes en intervention forcée.

Vient ensuite la relation entre les tandems et le géologue. Étant donné la conclusion de la Cour d’appel quant à l’absence de responsabilité des entrepreneurs, le pourcentage qui leur avait été attribué doit être redistribué entre les deux entités tenues responsables.

La Cour d’appel rappelle que les tandems sont responsables envers les entrepreneurs suivant les présomptions du vendeur professionnel prévues aux articles 1728 à 1730 C.c.Q. et qu’aucune cause d’exemption ne peut s’appliquer. Ils sont donc tenus au remboursement du prix payé et aux dommages découlant du vice. Ceux-ci ont été confortés dans leur usage des granulats problématiques par les opinions émises par le géologue.

Ce dernier prétend toutefois que les tandems, à titre de fabricants, ont d’importantes obligations et que la décision de vendre les granulats problématiques est la leur. La Cour d’appel souligne que les tandems étaient au fait de certaines informations qui auraient dû les inciter à être plus vigilants et à faire des recherches additionnelles. Ce constat découle entre autres de l’importante proximité géographique entre la carrière Maskimo, dont les granulats sont impliqués dans les premières problématiques, et celle exploitée par les tandems, séparées par seulement 500 m. Les tandems ont été informés du fait que leurs granulats avaient une composition similaire à ceux de Maskimo et des mises en garde à cet effet ont été émises. Bien que les rapports du géologue puissent avoir eu un effet rassurant pour les tandems, ils ont tenté d’obtenir d’autres avis. Ces démarches n’auraient pas été suffisantes selon le juge de première instance et une prudence accrue s’imposait.

La Cour d’appel considère que la part de responsabilité du géologue doit être maintenue, ce dernier n’ayant pas démontré une quelconque erreur déterminante permettant de la réduire. Quant aux tandems, étant donné les manquements ci-haut énoncés et leurs agissements, la Cour détermine que leur responsabilité s’établit maintenant à 30%. Elle accueille donc leurs demandes en intervention forcée à l’encontre du géologue, mais seulement pour 70% de la valeur de chaque réclamation.

Après avoir rappelé la nature des relations particulières entre les bétonnières, la carrière et les différents dirigeants de part et d’autre, la Cour d’appel ne peut souscrire aux arguments de CYB à l’effet que BL aurait mal agi à son égard. La Cour considère que les déterminations du juge de première instance quant au rejet de la demande en intervention forcée de CYB à l’encontre de BL sont compatibles avec la preuve faite lors du procès et qu’il n’y a donc pas lieu de renverser cette partie de la décision.

Enfin, quant aux assureurs impliqués, la Cour d’appel indique que la responsabilité des assureurs suit celle de leurs assurés respectifs et qu’il n’y a pas lieu pour elle de se prononcer sur une solidarité entre les assureurs et les assurés étant donné que cette question n’a pas été débattue en appel.

En résumé, les dommages devront être acquittés à 70 % par le géologue et SNC-Lavalin et à 30 % par les bétonnières et la carrière, à parts égales entre la bétonnière impliquée dans chaque recours et la carrière. L’analyse de la Cour d’appel de la relation entre les tandems et les entrepreneurs quant aux devoirs et obligations de chacun apporte un éclairage intéressant aux relations pouvant exister dans un domaine complexe comme celui en cause, mais aussi dans la perspective où un vendeur professionnel peut être considéré comme tel et se voir imposer la garantie de qualité même si son client est un acheteur professionnel.

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